Par le Docteur Jean-Pascal Devailly
Président du SYFMER, Syndicat Français de Médecine Physique et de Réadaptation
Membre du Bureau d’Avenir Spé
« Il y a plusieurs modèles de rémunération des médecins ; certains sont bons et d’autres mauvais. Les trois pires sont le paiement à l’acte, la capitation et le salaire. » James C. Robinson
La démission d’Aurélien Rousseau s’inscrit dans la réduction des durées de séjour des ministres avenue de Ségur. Elle aggrave le sentiment d’absence de pilote dans l’avion « santé » qui devrait être une priorité. Cette impression est de plus en plus obsédante chez les professionnels en plein désarroi et les usagers pour qui l’accès aux soins, en ville ou à l’hôpital, devient un parcours du combattant. Une récente tribune du Monde (1) traduit la lente dégradation de notre système de santé, dans tous les secteurs (1).
L’étrange et maladroite promotion de la capitation
Lors de sa grande conférence de presse tenue ce mardi, Emmanuel Macron a fait une allusion au système de paiement par capitation. Celui-ci permettrait « de mieux intégrer la prévention ». Alors que de multiples intrusions parlementaires et gouvernementales ont fait échouer les négociations conventionnelles et abouti à un règlement arbitral, on peut se demander s’il n’y a pas volonté de les faire à nouveau échouer pour en finir avec le modèle conventionnel et le rôle de l’Assurance-Maladie. Si la littérature internationale reste mitigée quant aux bienfaits de la capitation, il convient de s’interroger sur les raisons de l’engouement pour ce modèle dans un contexte de crise budgétaire et de rationnement des soins (Kervasdoué : « la santé rationnée »).
Tir à vue sur le paiement à l’acte ?
À cette promotion depuis le sommet de l’Etat, s’ajoute une volonté affichée d’en finir avec le paiement à l’acte. Quasiment aucun pays ne dispose d’un mode de rémunération unique en raison d’une gamme de soins trop large à couvrir. La composition du mode de rémunération des professionnels de santé s’est diversifiée : actes, forfaits, capitation via les accords conventionnels interprofessionnels (ACI) pour les maisons de santé et les communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS), expérimentations « article 51 ».
Malgré cette réalité déjà hybridée, un point fait l’unanimité dans le monde restreint des experts officiels de la santé : le paiement unique à l’acte n’a plus lieu d’être, a fortiori dans le cadre des soins de premier recours. Pour l’économiste de la santé Paul Ginsburg, de nombreux décideurs politiques assimilent la réforme des paiements à l’élimination de la rémunération à l’acte. Cependant, le paiement au niveau individuel du médecin ou du cabinet reste majoritairement basé sur la rémunération à l’acte qui tendrait même à consolider sa position au sein des systèmes hybridés.
La capitation ses avantages, ses risques et déjà peut-être son recul
Levons d’abord la confusion trop fréquente entre rémunération des professionnels et rémunération des prestataires.
En médecine libérale le médecin est aussi le prestataire. Le professionnel libéral est son propre employeur. Ce qui définit l’exercice libéral est un exercice autonome non assujetti à un employeur. Cela explique que lors des négociations conventionnelles les syndicats soient à la table des négociations.
En établissement, lorsque le médecin est salarié (hôpitaux, centres de santé), même s’il garde encore une grande autonomie d’exercice et d’organisation, il est subordonné à un employeur et ne participe pas aux négociations relatives à l’organisation de l’offre de soins ni à la tarification. Ce sont les fédérations d’employeurs hospitaliers qui sont à la table des négociations et elles peuvent inviter des médecins intuitu personae ou représentants des CNP, syndicats ou sociétés savantes.
Le mode de rémunération du médecin salarié, parfois combiné à un paiement à la performance, est distinct du paiement de l’entité prestataire qui obéit aux règles de rémunération des soins hospitaliers ou ambulatoires.
Alors que le salaire subordonne le médecin à l’employeur dans une intégration managériale plus marquée que jamais depuis la loi HPST, le paiement à l’acte et la capitation sont compatibles avec l’exercice libéral mais avec des risques fort différents.
La capitation consiste à l’allocation, de la part d’un assureur ou d’une entité gouvernementale, d’une somme fixe par patient (inscrits sur une liste ou sur une base géographique), indépendamment de la quantité ou de la nature des soins effectivement fournis (2).
Ce modèle, selon ses promoteurs, inciterait les prestataires à optimiser l’utilisation des ressources et à se concentrer sur la prévention et une gestion efficace des soins curatifs, car les coûts élevés liés aux traitements intensifs ou aux complications réduisent leur marge bénéficiaire. Les risques sont largement évoqués dans la littérature quant à la qualité des soins. Confrontés à des contraintes budgétaires qui pèsent sur le calibrage technique d’enveloppes censées refléter les besoins de soins, certains prestataires sont tentés de limiter l’accès aux soins ou aux services spécialisés plus onéreux, mettant ainsi potentiellement en péril la santé des patients.
L’intérêt des professionnels et des patients peut diverger. En Angleterre si la rémunération des médecins anglais est supérieure à la nôtre, la situation sanitaire liée à ce système de capitation est plus qu’inquiétante.
Ainsi, les mécanismes de capitation, s’ils devaient être intégrés dans la rémunération des soins primaires ou au-delà, devraient être étroitement surveillés et réglementés pour assurer un équilibre entre la maîtrise des coûts et la délivrance de soins de qualité. Mais que valent les modèles de production et de besoins notamment quand le modèle français occulte la réadaptation quel que soit l’âge et y compris en santé mentale ? Qui touchera les fonds, qui les répartira, qui ouvrira la porte aux patients (gate keeper) et qui les orientera vers telle ou telle prestation (case manager) ? Å cet égard l’expérimentation PEPS n’a pas été probante. Plus généralement le modèle des ACO (accountable care organizations) et de partage des risques de l’Obamacare n’a pas fait les preuves de son effectivité.
Capitation et transfert du risque vers le prestataire et le patient
L’économiste Brigitte Dormont, qui n’est pas tendre pour le paiement à l’acte, explique que si le paiement à l’acte est soumis à une régulation prix volume il est beaucoup plus difficile à régler d’en haut que la T2A où il suffit de baisser tous les curseurs (système de point flottant). On comprend aisément le point de vue du régulateur face à l’ONDAM et à la facilité plus ou moins grande de fermer les robinets financiers, mais cela ne dit rien de la supériorité de tel ou tel paiement sur l’accessibilité, l’efficacité, la qualité et la sécurité des soins.
En revanche cela traduit une réalité économique bien tangible :
Dans un système classique de remboursement à l’acte, le risque financier est principalement porté par le payeur. Si un patient nécessite des soins intensifs ou fréquents, les coûts augmentent pour l’assureur ou le système de santé public. En revanche, avec la capitation, ce risque est déplacé vers le prestataire. Ce dernier reçoit un paiement fixe et doit gérer les soins du patient dans cette enveloppe budgétaire prédéterminée. Si les soins requis dépassent ce budget, c’est le prestataire qui absorbe le coût supplémentaire, et non l’assureur.
Une fausse bonne idée : des effets qui dépendant avant tout du contexte
Les nombreux rapports nationaux ou internationaux sur les systèmes de paiements concluent en général avec prudence qu’il n’y a guère de preuves tangibles de la supériorité d’un modèle et encore moins de sa transférabilité. Les comparaisons internationales si elles sont indispensables restent complexes (questions de comparabilité citées par l’OCDE). De futures recherches sont nécessaires avec la prise en compte des « dépendance de sentier » et du contexte : trop ou pas assez de médecins ? Quels critères de jugement ? Quel reste à charge ? Quelle accessibilité ? Quelles contraintes liées à l’organisation des soins et à la réglementation ? Contraintes macro-économiques ? Poids des diverses coalitions d’intérêt ? Impact sur les comportements et les restructurations ?
La célèbre base Cochrane s’est intéressée aux « Méthodes de paiement des prestataires de soins de santé dans les établissements de soins ambulatoires ».
« Pour les prestataires de soins de santé travaillant en ambulatoire, le paiement à la performance ou le paiement plus élevé à l’acte augmente probablement la quantité de services de santé fournis (données probantes d’un niveau de confiance modéré), et le paiement à la performance pourrait légèrement améliorer la qualité des services fournis pour des conditions ciblées (données probantes d’un niveau de confiance faible). Les effets des changements de méthodes de paiement sur les critères de jugement de santé sont incertains en raison des données probantes d’un niveau de confiance très faible. Les informations permettant d’étudier l’influence de certaines méthodes de paiement, telles que la taille des incitations et le type de mesures de performance, étaient insuffisantes. En outre, en raison de données probantes limitées et d’un niveau de confiance très faible, il n’est pas certain que le fait de modifier les méthodes de paiement sans inclure un financement supplémentaire pour les professionnels aurait des effets similaires. »
L’homo economicus : un mythe nécessaire à l’ajustement
Si les méthodes de paiement ne peuvent être fondées en raison, elles n’en demeurent pas moins guidées par l’ajustement budgétaire (3) et une série de dispositifs idéologiques qui en permettent la faisabilité politique. Les réformes de l’organisation de l’offre de soins et des financements sont portées par des objectifs souvent inavoués. Deux étapes sont nécessaires à leur rationalisation. Une étape naturaliste qui conçoit le prestataire, médecin en secteur libéral ou l’unité de soin analysée comme « firme » en institution, comme un atome nu dont la nature et les motivations sont fixées : l’idiot rationnel, calculateur égoïste, base de l’économie orthodoxe de la santé. Suit une étape constructiviste issue de l’impasse des « lumières écossaises » qui a fait consensus au début du XXème siècle. Le postulat que les vices privés aboutissent aux vertus publiques et celui de la « main invisible » d’Adam Smith aboutissent à bien trop de défaillances économiques et sociales. Gardant le postulat que les vices privés de l’individu nu et atomique (homo economicus) décrit par l’économie mainstream sont la source de toute richesse et la cible des incitations, il faut que les experts de l’Etat se rendent maîtres des incitations par le biais de la « gouvernance par les nombres ». Pire il faut qu’ils nous rendent plus sensibles aux incitations et à l’attrait de la concurrence par indicateurs myopes tout en nous imaginant libres de nos choix.
La « main invisible » de la compétition efficiente, guidée par les experts constructeurs d’un nouvel atome social répondant « fit » aux incitations est une sorte d’oxymore qui peut définir une des multiples formes du « néolibéralisme », une forme qui est délétère tant pour la médecine libérale que pour la médecine hospitalière publique ou privée.
Ainsi, selon sa position dans le système de santé le médecin se verra appelé par le jeu des indicateurs à être tantôt idiot rationnel juste bon à inciter, un ingénieur des soins vêtu des habits neufs d’Hippocrate, un homme ou une femme d’affaires construisant des modèles économiques (business models), notamment avec les règles poreuses de la gradation ambulatoire entre actes externes et hospitalisations de jour, ou « chasseur de primes » à la recherche des enveloppes fléchées par les ARS ou l’Assurance maladie ? Nous y reviendrons car le médecin pourrait y perdre son âme.
Notons qu’entre actes et consultations ambulatoires d’une part et hospitalisation à temps partiel rémunérée par la T2A d’autre part, nous touchons bien aux limites d’un côté du paiement à l’acte, porté par des nomenclatures qui ne peuvent refléter la pertinence des soins et de l’autre côté de la T2A, qui ne peut avoir de sens que soutenue par des programmes de soins formalisant des séquences d’interventions homogènes et de coûts similaires. En ce sens la T2A est un paiement forfaitaire qui, sous un nom adapté pourrait, en secteur ambulatoire, financer des séquences d’interventions pertinentes, pour les praticiens comme pour les payeurs.
« Tout mécanisme de régulation est une théorie du changement social. » Jean de Kervasdoué
- Mattea Battagliaet Camille Stromboni. Système de soins en crise : « C’est terriblement dangereux, pour les soignants comme pour les patients » Le Monde du 24 janvier 2024
- Pierre Louis Bras. Paiement à l’acte/capitation : une réforme ébauchée mais avortée. Les Tribunes de la santé2017/4 (n° 57), pages 71 à 89
- Christian Morrisson. La faisabilité politique de l’ajustement. Centre de développement de l’OCDE cahier de politique économique n° 13