Rapport sénatorial sur l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques
« Un phénomène tentaculaire : l’influence croissante des cabinets de conseil sur les politiques publiques », tel est l’intitulé du rapport déposé par la commission d’enquête relative à l’influence des cabinets de conseil sur les politiques publiques le 16 mars 2022.
Dans ce rapport de 385 pages, la commission fait état d’un recours croissant aux cabinets de conseils. Sur le fond, ce rapport interroge la banalisation inquiétante de ce recours, devenu quasi systématique, notamment en période de crise (exemples : approvisionnement en masques par Citwell, le passe sanitaire par Accenture, la campagne vaccinale par McKinsey). Les cabinets de conseil ont une intervention élargie sur des pans entiers des politiques publiques, ce qui n’est pas sans soulever quelques réflexions organisationnelles, déontologiques et pécuniaires.
Entre 2018 et 2021, les dépenses de conseil des ministères ont été multipliées par 2,36. Les ministères sociaux se positionnent à la cinquième place du podium et représentent 11,1% des dépenses de conseil à forte dimension stratégique en 2021 (sur 445,6 millions d’euros). Au cours de la période 2018-2021 dans le contexte de la crise sanitaire, les ministères sociaux ont multiplié par vingt le montant de leurs dépenses de conseil en stratégie et organisation. À ce jour, le recours aux cabinets semble constituer un réflexe sur un fond d’accès facilité grâce aux accords-cadres.
Ces cabinets sont sollicités pour trois raisons :
- la recherche d’une compétence technique spécifique qui n’est pas, ou l’est insuffisamment, disponible au sein de l’administration ;
- la recherche d’un point de vue extérieur et d’une méthodologie spécifique (exemples de benchmarks : la maturité en e-santé des pays de l’UE dans le cadre de la présidence française de l’Union européenne par BC en 2021 pour 196 200 euros, les systèmes de paiement en santé à travers le monde par McKinsey en 2018 pour 670 745 euros) ;
- la recherche d’une « force de frappe », c’est-à-dire d’un renforcement temporaire en ressources humaines pour faire face à un pic d’activité (crise sanitaire).
Concernant la recherche d’une compétence technique spécifique, l’État dispose déjà de compétences en interne. Cette intervention est mal vécue par certains agents publics, à cause notamment d’une “infantilisation” par les cabinets et d’une utilisation, peu commune au secteur public, du vocabulaire de la start-up nation et de la mise en place d’ateliers propres à ce secteur (exemples : le “bateau pirate” où chacun s’identifie à un des personnages et assume ce rôle, son positionnement, ses humeurs, etc. ; le « lego serious play » où chaque participant construit un modèle avec des pièces lego et construit l’histoire qui donne du sens à son modèle pour la présenter aux autres.).
Ce rapport met en exergue le rôle des cabinets de conseil dans la définition et la conduite des politiques publiques alors même que ces recours aboutissent parfois à des résultats peu concluants pour des coûts significatifs. Les livrables sont de qualité inégale et certains ne connaissent pas toujours de suite (exemples : la mission de McKinsey sur l’avenir du métier d’enseignant pour 496 800 euros et l’intervention de Capgemini sur la « Communauté 360 » pour 280 200 euros)
Les rapporteurs font état que la plupart des grandes réformes du quinquennat ont été construites par des consultants (exemple de la réforme des APL par McKinsey à 4 millions d’euros). Par ailleurs, le marché est concentré autour quelques grands cabinets : une vingtaine concentrent plus de la moitié des prestations de conseil aux ministères. Pour information, le coût moyen d’une journée de consultant s’élève ainsi à 1 528 euros TTC pour la période 2018-2020. Dans l’exemple de la crise sanitaire, le tarif moyen de cinq cabinets de conseil mobilisés s’établit à 2 168,38 euros par jour de consultant.
Au cours des auditions, Gouvernement, administration et cabinets de conseil ont été unanimes : l’autorité politique décide en responsabilité ; les cabinets de conseil n’ont aucune influence sur la décision publique. En pratique, la frontière est beaucoup plus floue, en particulier pour le conseil en stratégie : les consultants prennent position sur le fond des politiques publiques, interviennent sur des réformes majeures et apportent des solutions « clés en main » aux responsables publics. En quelque sorte, les cabinets de conseil organisent la dépendance à leur égard.
Ainsi, ce rapport alerte sur les risques de ce recours croissant :
- l’installation d’une dépendance entre l’administration et ses consultants, en particulier sur le domaine informatique (SI “vaccination covid” et du pass sanitaire par Accenture à 5,2 millions d’euros) et l’appui à la “transformation” de l’administration, la maîtrise d’ouvrage des radars routiers). Le recours aux cabinets de conseil a pu devenir le réflexe d’un État qui donne parfois le sentiment qu’il « ne sait plus faire ».
- l’administration est en difficulté pour piloter et évaluer ses consultants. Les évaluations restent souvent sommaires et se limitent souvent à une simple validation du « service fait », notamment lors de la crise sanitaire.
De plus, malgré des règles déontologiques nombreuses, d’autres problèmes ont été soulevés :
- les conflits d’intérêts, lorsque les cabinets conseillent aussi bien les pouvoirs publics que des clients privés ;
- le « pied dans la porte » lorsque les cabinets interviennent gratuitement pour l’administration (pro bono et mécénat). Le pro bono est particulièrement problématique (un régime juridique incertain, un risque de récupération commerciale et un risque de contrepartie onéreuse.)
- la porosité, lorsque les cabinets recrutent d’anciens responsables publics dans leurs équipes ou “pantouflage”.
Par ailleurs, l’accès et l’exploitation par les cabinets de conseil de données sensibles ou stratégiques peut s’avérer problématique.
Il existe en effet un paradoxe de la donnée. D’un côté, les données recueillies par les cabinets de conseil dans le cadre de leurs prestations pour l’État ne seraient pas réutilisées au profit de leurs autres clients mais, de l’autre, ces mêmes cabinets proposent, et c’est l’un de leurs atouts, des benchmarks « clés en main », réalisés en un temps record. Or, les cabinets de conseil n’ont pas été mesure d’indiquer comment les acheteurs publics pouvaient s’assurer de la bonne mise en œuvre des obligations de protection de leurs données.
En conclusion de ce rapport,
les membres de la commission adressent 19 recommandations regroupées sous 4 items : en finir avec l’opacité des prestations de conseil, mieux encadrer le recours aux consultants, renforcer les règles déontologiques des cabinets de conseil et mieux protéger les données de l’État.