La tribune Avenir Spé : La médecine malade de la financiarisation

La tribune Avenir Spé : La médecine malade de la financiarisation

Les professionnels de santé hospitaliers dénoncent depuis longtemps l’emprise de la pensée et des outils financiers notamment à travers la tarification à l’activité (T2A) qui valorise des groupes homogènes de diagnostics. Il est frappant que ce soit aujourd’hui des médecins, des biologistes, des dentistes ou des paramédicaux libéraux qui dénoncent avec le plus de vigueur l’impact de la financiarisation sur leurs pratiques et leurs organisations.

Les pouvoirs publics ont fait le choix de promouvoir un nouvel outillage financier au nom de l’innovation de rupture, au risque de construire des modèles de fonctions de production et de résultats déconnectés de la valeur des soins. La priorité donnée à la rentabilité de ces modèles économiques artificiels, en pesant sur le processus de décision politique, porte une menace sans précédent de déréglementation des professions de santé. La perte d’autonomie mène au grand désenchantement, à la perte de sens et à la fuite des soignants, tandis que le managérialisme fragilise les compétences clés de l’exercice individuel ou collectif. Cette dynamique perverse est de même nature dans tous les secteurs de la santé.

Ceux qui douteraient de l’impact de la financiarisation des politiques publiques constateront que la réglementation des injonctions à l’innovation relative aux paiements groupés, au partage des risques financiers dans des organisations de soins responsables (ACO) et aux coopérations interprofessionnelles est portée par les lois de finances de la sécurité sociale, notamment la LFSS 2018 et plus récemment celle de 2022 qui favorise l’exercice de certaines activités sans prescription médicale.

La dynamique de financiarisation touche de multiples champs :

  • La biologie médicale est un secteur exemplaire du processus de financiarisation : 6 groupes financiers possèdent aujourd’hui 67% de la biologie médicale de ville.
  • Parmi les spécialités médicales, la radiologie qui a fait l’objet d’une réaction de l’Académie de médecine et l’anatomopathologie sont également fortement impactées par ces mécanismes. On peut en rapprocher les cabinets dentaires
  • Les centres de la vision préfigurent une menace qui plane sur toute la médecine spécialisée : l’Assurance Maladie et le SNOF dénoncent l’explosion de la fraude sociale par multiplication de actes inutiles. Toutes les spécialistes à plateau technique coûteux sont menacées.
  • Les soins primaires et les centres de santé font l’objet d’une dynamique d’acquisition par des fonds d’investissements (Ramsay) qui menace l’autonomie des médecins généralistes avec l’implantation d’un paiement à la capitation et la subordination croissante des médecins salariés. Des syndicats de kinésithérapeutes ont également souligné la menace qui pèse sur les soins de santé primaires.
  • L’hospitalisation privée à but lucratif connaît un important mouvement de concentration en France depuis 2014. Quatre grands groupes nationaux et/ou régionaux, Ramsay, Elsan, Vivalto, Almaviva détiennent plus de la moitié de l’hospitalisation privée Même lorsqu’ils restent rémunérés à l’acte et même s’ils sont actionnaires, les médecins perdent la main sur les projets et l’organisation des soins. Les coûts pour les nouveaux entrants sont exorbitants. Notons que dans la structure de l’actionnariat, il n’y a pas que les fonds étrangers, l’État est présent ainsi que les assurances.

La financiarisation : ce qu’elle est, ce qu’elle n’est pas et ce qu’elle devrait être

La financiarisation ne doit être confondue ni avec la privatisation ni avec l’invasion par les fonds d’investissements étrangers. C’est « la pénétration croissante des techniques, institutions et marchés financiers dans tous les segments de l’économie ». Nos élites, confrontées à l’impossibilité de répondre aux besoins de la population sans faire appel aux fonds privés, ont été acquises aux vertus supposées de la financiarisation de la santé, de l’éducation, des services sociaux, du développement durable et de celui des pays à faible revenu. Il était dès lors devenu inévitable de faire converger les outils de calcul du risque pour les investisseurs et les évaluations de l’impact social pour l’action publique.

Réconcilier la valeur financière et le sens de l’action

L’innovation n’est pas une option car la financiarisation risque d’engendrer une paralysie institutionnelle. La subordination du management aux preneurs de risques a induit l’asservissement des professionnels à la gestion financière et leur l’éviction des processus de décision. L’esprit de création de valeur économique de l’entrepreneur a été remplacé par l’esprit d’’investisseur qui cherche à maximiser un rapport rentabilité / risque. Il est urgent de faire participer les professionnels et les usagers à une redéfinition à la fois clinique et gestionnaire d’une « chaîne de valeur » qui reste pour le moment une fiction institutionnelle :

  1. Les besoins de soins de la population légitiment toutes les réformes de la santé alors que leur estimation est tout sauf objective. Pire, leurs catégories et le cadre conceptuel à l’origine des fonctions de production comptables sont obsolètes au regard de la nomenclature internationale des fonctions de la santé (ICHA) : prévention, soins curatifs, réadaptation, soins de la dépendance. Les nomenclatures qui en découlent (NGAP, CCAM, Groupes homogènes de malades) n’ont quasiment pas été modifiées depuis des décennies, prises dans le carcan d’un système d’information de santé publique trop peu consistant.
  2. Les nomenclatures qui fondent les modèles de résultats et de chaînes de valeur doivent être fondées sur un cadre rénové de l’analyse des besoins. Si la Healthcare value est mise en avant comme supplément d’âme de la financiarisation, l’immobilisme, de ces classifications est entretenu par la somme des lobbyings des gestionnaires de risque, doit laisser place à la refondation de l’intelligence collective des parties prenantes à partir d’un système d’information signifiant pour l’ensemble des acteurs du soin.
  3. L’ingénierie des professions doit laisser place à la concertation Cette réingénierie fut d’abord d’inspiration taylorienne avec les rapports Berland, il suffisait de déduire les compétences des nouveaux métiers des « besoins de santé ». Ce fut ensuite le modèle cybernétique de la gouvernance à distance par les indicateurs dont on attendait des reconfigurations vertueuses des boîtes noires professionnelles. Après ce nouvel échec, c’est l’expérimentalisme incitatif et dirigé de l’article 51 de la LFSS 2018 qui ouvre la porte à une dérégulation massive des professions réglementées.

La réglementation des professions de santé est un pilier de la solidarité

La médecine est une profession réglementée, car du fait de son efficacité, elle peut être dangereuse, qu’il s’agisse de soins inadaptés, insuffisants ou en excès.

La médecine est une profession à pratiques prudentielles. Elle applique des savoirs abstraits à des cas concrets. Ses compétences s’expriment dans des collectifs de soins

La médecine est une profession clé de la protection sociale, que son exercice soit libéral ou salarié, l’intérêt du patient l’emporte toujours sur la recherche du profit financier.

Humaniser la financiarisation suppose la prise de conscience de l’unité de la médecine.

Jean-Pascal Devailly

Président du SYFMER

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