Soins primaires et gradation des soins : mieux intégrer la médecine spécialisée

29 mars 2024,

Par le Docteur Jean-Pascal Devailly,
MPR libéral,
Président du SYFMER, Syndicat Français de Médecine Physique et de Réadaptation

Membre du Bureau d’Avenir Spé

 

Le modèle des Soins de santé primaires (SSP) de l’OMS est issu de la déclaration d’Alma-Ata. Il porte une vision idéologique des systèmes de santé longtemps considérée en France comme plus adaptée aux systèmes de soins des pays à faibles revenus1. Certains professionnels s’en sont emparés pour en faire le cœur de leur identité professionnelle. Si la médecine générale s’est présentée en « spécialiste des soins primaires », elle se voit concurrencée par les professions exerçant en pratique avancée que la réingénierie des métiers par les pouvoirs publics promeut pour occuper cette fonction.

Entre l’idéal professionnel et à la réalité, le fossé est profond : « Les Français sont de moins en moins soignés par leur généraliste » nous dit Pierre-Louis Bras, qui témoigne d’un virage hospitalier plus qu’ambulatoire, tandis que Jean de Kervasdoué affirme que « l’hôpital est devenu le généraliste des pauvres ». Dans le même temps, alors que Pierre-Louis Bras évoque un virage ambulatoire purement incantatoire, Jean Gadrey dénonce le désastreux plongeon des capacités hospitalières depuis 1980 à partir des données de la Banque mondiale et de l’OCDE qui montrent que la France est passée de plus de 11 lits pour 1000 habitants à moins de 6, presque une division par deux.

Comment répondre à cette situation inacceptable ? Comment s’inscrit la médecine spécialisée dans ces nouvelles configurations gradées à vocation territoriale et populationnelle. Quel rôle joue-t-elle en premier recours ? Quelle place occupera-t-elle en second et troisième recours en contexte de rationnement des soins ?

Les Soins de santé primaires ne doivent pas être confondus avec les « soins de premier recours » ni avec les « soins de proximité ». Sous l’effet des programmes d’ajustements structurels préconisés par le Fonds monétaire international (FMI) et le consensus de Washington ont émergé au premier plan des politiques publiques les nécessités de l’ajustement international des dépenses de santé, d’éducation et de services sociaux. Dans ce contexte, le modèle séduisant des SSP est devenu un pilier du Nouveau management public de la santé appliqué aux pays à hauts revenus où la protection sociale était bien développée 2. Il fallait dès lors généraliser le contrôle de la porte d’entrée dans le système de santé (gate keeper) et de la gestion des parcours individuels dans un univers de gestion fondé sur la compétition par comparaison d’indicateurs (case manager, managed competition).

Les SSP sont toutefois chargés d’une quantité de missions impressionnantes : promotion de la santé, prévention, éducation à la santé, soins curatifs de premier recours, réadaptation communautaire, orientation dans le système de santé, mais aussi, dans une perspective politique, émancipation et capacitation (empowerment) des populations qu’elle sert. Si l’on ne peut qu’approuver une vision plus holistique de la santé et de ses déterminants, la nécessité de conserver un panier de soins répondant aux idéaux d’une protection sociale solidaire ne peut se satisfaire d’une dissolution des soins dans la santé-bien-être, dans la préconisation brouillonne d’un virage préventif à somme négative pour les soins curatifs et de réadaptation, réduisant alors à peau de chagrin le rôle des niveaux de recours spécialisés.

Trois modèles types d’organisation

Il est possible de classer les différentes formes d’organisation des systèmes de soins primaires en trois modèles types (Bourgueil 1) :

  • Le premier modèle, qualifié de « normatif hiérarchisé », est celui des pays s’organisant sur les principes d’organisation des soins primaires. Ces modèles, que l’on rencontre en Espagne, Suède et Finlande, s’appuient sur des centres de santé où les professionnels exercent majoritairement comme salariés.
  • Le deuxième modèle, nommé « professionnel hiérarchisé », caractérise les pays (Royaume-Uni, Pays-Bas) dans lequels les médecins généralistes gèrent l’organisation des soins ambulatoires et régulent notamment l’accès aux soins spécialisés généralement dispensés à l’hôpital. La rémunération s’appuie principalement sur la capitation.
  • Le troisième modèle, dit « professionnel non hiérarchisé » en Allemagne, au Canada et France, laisse l’organisation des soins ambulatoires à l’initiative des acteurs, selon une logique libérale de marché privilégiant la régulation contractuelle. Les médecins y sont majoritairement rémunérés à l’acte.

France : un modèle qui se cherche en contexte de rationnement

La mise à l’écart de la médecine spécialisée par les réformes successives de notre système de santé repose, sans le nommer explicitement, sur la promotion du modèle des soins de santé primaires, qui serait laissé aux pratiques avancées, le second recours ambulatoire aux généralistes gardant un contrôle du parcours de soins en deuxième niveau, les spécialistes risquant d’être cantonnés à l’hôpital.

Les récentes négociations conventionnelles montrent que les tutelles tiennent à conserver le rôle de gate-keeper du médecin généraliste.

Loin des espoirs initiaux très généreux portés par la déclaration d’Alma Ata, le modèle de SSP mis en œuvre en France ressemble de plus en plus à celui de la Harvard Business School. D’un côté il est sous tendu par la value base competition de Porter ou Value Based Healthcare qui prétend modéliser la « chaîne de valeur » des épisodes de soins afin de promouvoir les « paiements regroupés » censés remplacer la T2A et le paiement à l’acte. Dans la réalité les modèles de production et de coûts proposés pour cette super T2A restent indigents. De l’autre côté, l’injonction à l’innovation de rupture3 semble promouvoir la disruptive innovation de Christensen. Elle repose sur une vision prédictive de la révolution technologique. C’est la destruction créatrice de Schumpeter soi-disant anticipée par des experts chargés de promouvoir l’ajustement des dépenses. Elle sous-tend le cantonnement des spécialistes dans des hôpitaux en nombre réduits, remplacés en ville par les généralistes « augmentés » par les nouvelles technologies, eux-mêmes « disruptés » par la multiplication des professions intermédiaires et des auto-soins permise par la technologie et les réseaux facilitateurs (Figure 1).

Il s’agit bien, dans son application française, d’une idéologie gestionnaire importée au service d’un rationnement des soins appliqué selon les principes du FMI dont la pandémie COVID a montré les limites. La doxa du rationnement par le rabot budgétaire explique les tensions croissantes entre généralistes et spécialistes d’une part, entre professionnels de santé d’autre part, lors des débats sur les nouveaux métiers de la santé, les pratiques avancées et les professions intermédiaires. La faisabilité politique de l’ajustement suppose de diviser les professionnels.

Figure 1 – Professions médicales et innovation de rupture

Source : Will Disruptive Innovations Cure Health Care?

Nul ne peut être opposé au développement des pratiques avancées pourvu que ces pratiques ne soient pas définies d’en haut dans le seul souci d’économies et de programmes d’ajustements structurels, ni par le seul souci de combler des déserts médicaux créés par les pompiers pyromanes. Elles doivent être définies entre les parties prenantes concernées par ces processus de décision, garantes de protocoles pluriprofessionnels et médicalisés quand il le faut, garantes aussi d’un niveau de formation et d’une organisation gradée des soins associant accessibilité, qualité et sécurité, acceptabilité et soutenabilité du système pour les patients.

Elle ne doit en aucun cas conduire à l’exclusion de la médecine spécialisée des soins de ville et en particulier des soins de proximité et d’expertise que revendiquent les usagers qui doivent bénéficier d’un droit égal au diagnostic.

Dans son rapport de 2020 sur la médecine spécialisée le HCAAM 4 évoquait la possibilité d’une intégration verticale inopportune. Plusieurs types d’intégrations dangereuses sont cependant à envisager :

  • Une intégration hospitalo-centrée où l’hôpital multiplierait les structures de coordination et les équipes mobiles d’intervention « hors les murs » ;
  • Une intégration par les payeurs, dans les modèles d’organisations de soins responsables (ACO) où le partage des risques est en fait un transfert du risque des assureurs vers les prestataires de soins, notamment par les forfaits ou la capitation ;
  • Une intégration par la financiarisation et l’achat massif de structures libérales ou hospitalières par des fonds d’investissement. Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) n’évoquait pas ce risque dont les manifestations ont explosé depuis lors.

Trois scénarios peuvent être décrits

Le scénario de l’intégration verticale n’est guère souhaitable car elle conduirait sous ses diverses modalités à une perte d’autonomie et d’attractivité pour les médecins, quel que soit leur mode de paiement (acte, salaire ou capitation) ainsi qu’à l’inaccessibilité croissante de la population à la médecine spécialisée qu’elle souhaite pourtant garder en proximité notamment pour les spécialités médicales évoquées par le HCAAM en 2020.

Le statu quo est intenable au regard des renoncements aux soins, de l’incoordination et des inégalités d’accès aux soins de plus en plus criantes en ville, dans les établissements de santé et dans les établissements médico-sociaux.

Le troisième scénario suppose l’intelligence collective des parties prenantes avec notamment un rôle plus participatif des organisations professionnelles qui devraient être associées au début du processus de décision et non après production d’une réingénierie descendante dont les auteurs attendent ensuite de voir si ça va passer ou si ça va casser.

Nous avons trop perdu de temps pour concevoir enfin des programmes de soins qui au sein d’équipes regroupées, pluridisciplinaires, pluriprofessionnelles et apprenantes, concilient déontologie et contraintes de gestion, dans une organisation gradée conciliant qualité, pertinence, sécurité et égalité des soins.

 

  1. Bourgueil, Yann. « Systèmes de soins primaires : contenus et enjeux », Revue française des affaires sociales, no. 3, 2010, pp. 11-20.
  2. Hours, Bernard. La santé publique entre soins de santé primaires et management Sci. Hum. 28 [Il 1992 : 123-14.
  3. Christensen, Clayton Will disruptive innovation cure Healthcare ? Harvard Business Revew. Octobre 2000.
  4. Rapport du HCAAM. Organiser la médecine spécialisée et le second recours : une pièce essentielle de la transformation de notre système de santé. 23 janvier 2020

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